4.- Le statut du traducteur/interprète expert de justice
4.1.- Inscription sur les listes des experts
- Cass. civ., 2e ch., 28 juin 2012, N° pourvoi: 12-60074, non publié au bulletin
- Cass. civ., 2e ch., 6 juin 2013, pourvois N° 12-60585, N° 13-60024, N° 13-60048 et N° 13-60091, non publiés au bulletin
- Cass. civ., 2e ch., 11 juillet 2013, N° pourvoi 13-60105, non publié au bulletin
Le CERIJE observe les modalités d’inscription des experts traducteurs et interprètes sur la liste nationale dressée par la Cour de cassation et sur les listes dressées par les cours d'appel. Après un rappel des apports de la jurisprudence Peñarroja (A), les nouvelles dispositions qui s’appliquent à l’inscription initiale des experts traducteurs et interprètes seront illustrées par les arrêts présentés (B).
A. Les apports de l’arrêt Peñarroja en matière d’inscription
Jusqu’à l’arrêt Peñarroja de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), en date du 17 mars 2011[1], l’appréciation de l’opportunité d’une inscription initiale sur les listes des experts et des compétences professionnelles des candidats échappait au contrôle de la Cour de cassation. Avant cet arrêt et au regard de la loi du 29 juin 1971 relative aux experts judiciaires et du décret du 23 décembre 2004, l’assemblée générale des magistrats du siège d’une cour d’appel n’avait pas à motiver sa décision de non inscription. Chaque année, la deuxième chambre civile rappelait aux candidats éconduits et ayant formé un recours devant la Cour de cassation « que l'appréciation de l'opportunité d'inscrire un technicien sur cette liste eu égard aux besoins des juridictions du ressort de la cour d'appel échappe au contrôle de la Cour de cassation »[2]. Une formulation qui n’a plus lieu d’être suite à la jurisprudence Peñarroja.
M. Josep Peñarroja Fa réside à Barcelone et exerce en Catalogne, depuis plus de vingt ans, la profession de traducteur expert assermenté. Fort de cette expérience acquise dans son pays, il sollicite concomitamment en France, d’une part, son inscription initiale sur la liste des experts judiciaires de la cour d’appel de Paris, pour la durée probatoire de deux ans, en qualité de traducteur en langue espagnole et, d’autre part, son inscription, en la même qualité, sur la liste nationale des experts judiciaires établie par le bureau de la Cour de cassation. Ses demandes sont toutes deux rejetées en novembre et décembre 2008. Conformément aux dispositions du décret de 2004, M. Peñarroja Fa forme un recours en cassation contre l’une et l’autre de ces décisions. La Haute cour décide de surseoir à statuer et de saisir la Cour de justice de l’Union européenne, par un renvoi préjudiciel.
L’arrêt rendu le 17 mars 2011 par la CJUE fait ressortir que les modalités d’inscription sur les listes d’experts en France ne sont pas conformes au droit de l’Union européenne. Deux griefs sont principalement retenus. Premièrement, pour qu’un traducteur puisse être inscrit sur la liste nationale des experts judiciaires, il doit préalablement justifier de son inscription depuis plus de cinq années consécutives sur une liste d’experts judiciaires dressée par une cour d’appel. La Cour de justice a considéré que cette exigence empêchait la libre prestation de service sur le territoire de l’Union définie à l’article 49 CE auquel correspond actuellement l’article 56 TFUE, et qu’une mission confiée au cas par cas par une juridiction, dans le cadre d’un litige qui lui est soumis, à un professionnel en qualité d’expert judiciaire traducteur constituait une prestation de services au sens de l’article 50 CE (57 TFUE).
Deuxièmement, les décisions de refus d’inscription initiale n’avaient pas à être motivées. La Cour de justice a indiqué que cela privait les intéressés d’avoir connaissance des motifs de la décision prise à leur égard et d’exercer un recours de nature juridictionnelle effectif. Recours permettant de vérifier la légalité de la décision par rapport au droit de l’Union et plus particulièrement de s’assurer de la prise en compte de l’expérience et de la qualification que les candidats avaient acquises dans un autre Etat membre. Cette absence de recours effectif constituait une restriction à la libre prestation de services. Suite à l’arrêt Peñarroja et afin de répondre aux exigences du droit de l’Union, le droit français s’est mis en conformité.
B. Les effets de l’arrêt Peñarroja sur les modalités d’inscription
Suite à l’arrêt Peñarroja, deux textes relatifs aux experts judiciaires ont été adoptés modifiant les modalités d’inscription sur la liste nationale dressée par la Cour de cassation et sur les listes dressées par les cours d'appel[3].
Le premier texte est la loi du 27 mars 2012 qui a introduit l’obligation de motiver la décision de refus d’inscription sur les listes d’experts judiciaires, alors qu’auparavant seule la décision de refus de réinscription y était astreinte[4]. Cette disposition répond directement à l’arrêt Peñarroja en reconnaissant le droit aux candidats non retenus d’être informés des motifs de la décision prise à leur égard. En outre, l’article 9 de la loi du 27 mars 2012 a complété l’article 2 de la loi du 29 juin 1971. Désormais, « nul ne peut figurer sur la liste nationale des experts judiciaires s’il ne justifie soit de son inscription sur une liste dressée par une cour d'appel depuis au moins cinq ans, soit de compétences reconnues dans un Etat membre de l'Union européenne autre que la France et acquises notamment par l'exercice dans cet Etat, pendant une durée qui ne peut être inférieure à cinq ans, d'activités de nature à apporter des informations techniques aux juridictions dans le cadre de leur activité juridictionnelle ». L’alternative a été ajoutée car, avant l’arrêt Peñarroja, l’expérience et la qualification que les candidats avaient acquises dans un autre Etat membre de l’Union n’étaient pas prises en compte. Ces nouvelles dispositions permettent de mettre le droit français en conformité avec les articles 56 et 57 TFUE qui autorisent la libre prestation de service sur le territoire de l’Union.
Le deuxième texte est le décret du 24 décembre 2012 ayant modifié le décret du 23 décembre 2004[5]. L’article 11 complète les dispositions de la loi de 2012 sur les modalités d’inscription. D’une part, il crée un article 4-1 au décret de 2004 qui prévoit que les demandes d’inscription sur les listes d’experts judiciaires seront examinées en tenant compte : a) Des qualifications et de l’expérience professionnelle des candidats, y compris les compétences acquises dans un Etat membre de l’Union européenne autre que la France ; b) De l’intérêt qu’ils manifestent pour la collaboration au service public de la justice. D’autre part, le même article 11 complète l’article 8 du décret de 2004 par l’adjonction d’un segment en fin du premier alinéa : « L’assemblée générale des magistrats du siège de la cour d’appel dresse la liste des experts au cours de la première quinzaine du mois de novembre en tenant compte des besoins des juridictions de son ressort dans la spécialité sollicitée ». Le cas échéant, l’assemblée générale d’une cour d’appel pourra valablement se retrancher sur l’absence de besoin pour fonder sa décision de refus.
Les jurisprudences rapportées illustrent la manière dont la Cour de cassation veille à l’application des nouvelles dispositions entrées en vigueur au cours de l’année 2012.
La deuxième chambre civile de la Cour de cassation est compétente pour connaître des recours formés par les personnes non retenues pour une inscription initiale sur la liste nationale dressée par la Cour de cassation ou sur l’une des listes dressées par les cours d'appel. Dans la majorité des cas, ces recours se soldent par un rejet de la demande. Toutefois, depuis 2012, la Cour de cassation exerce un contrôle strict des deux volets de l’arrêt Peñarroja : d’une part, elle vérifie que tout refus d’inscription initiale par l’Assemblée générale des cours d’appel a bien été motivé, d’autre part, elle s’assure que les décisions même motivées ne sont pas entachés d’erreur. Le cas échant, la Cour de cassation rejette le recours formé par le candidat par une formule laconique réitérée au fil des arrêts : « c’est par des motifs exempts d'erreur manifeste d'appréciation au regard des éléments du dossier que l'assemblée générale a décidé de ne pas inscrire M./Mme X... sur la liste des experts judiciaires de la cour d'appel »[6].
Dans le cas où l’une des deux conditions n’a pas été respectée, la Cour de cassation sanctionne par une annulation partielle de la décision attaquée. C’est ce qu’illustrent les arrêts suivants.
Concernant la condition de motivation et aussi surprenant que cela puisse paraître, la veille jurisprudentielle opérée par le CERIJE révèle que quelques cours d’appel semblent encore ignorer en 2013, soit plus d’un an après l’entrée en vigueur de la loi de 2012 , leur obligation de motiver les décisions de refus d’inscription initiale sur la liste des experts. À la seule date du 6 juin 2013, la Cour de cassation a annulé partiellement pour défaut de motivation la décision de refus de la cour d’appel de Riom[7], de celle de Pau[8] et de deux décisions de la cour d’appel de Chambéry[9].
Concernant les décisions de refus motivées, la deuxième chambre civile de la Haute cour contrôle la validité des motifs retenus, tels que l’illustrent les deux arrêts suivants.
Le 28 juin 2012, la Cour de cassation a annulé partiellement la décision de l’assemblée générale des magistrats du siège de la cour d’appel de Bordeaux qui avait refusé, en date du 10 novembre 2011, d’inscrire sur la liste des experts Mme X en tant que traducteur interprète en langue roumaine. Ce refus d’inscription avait été justifié par l’absence de preuve d’une compétence et de moyens techniques suffisants ainsi que par l’absence de preuve de l’intérêt d’une collaboration au service public de la justice. Mme X ayant fait valoir dans son dossier de demande d’inscription, une autorisation du ministère de la justice de Roumanie d’exercer en tant que traductrice et interprète en langue française dans les institutions judiciaires roumaines, la Cour de cassation a jugé que la décision de la cour d’appel de Bordeaux ne permettait pas de vérifier que sa qualification acquise et reconnue dans un autre État membre de l’Union européenne avait été dûment prise en considération. Si la Cour de cassation sanctionne la cour d’appel de Bordeaux de ne pas avoir tenu compte des nouvelles dispositions établies par l’arrêt Peñarroja, il s’avère cependant, que lorsque l’assemblée générale des magistrats du siège a pris sa décision le 10 novembre 2011, les nouvelles dispositions de la loi du 27 mars 2012 n’étaient pas encore adoptées. Cela n’empêchait toutefois pas la cour d’appel de Bordeaux, par anticipation et par précaution, de se prononcer sur l’expérience et la qualification dont se prévalait la candidate à l’inscription initiale.
La deuxième chambre civile de la Haute cour sanctionne également toute erreur manifeste d’appréciation du dossier du candidat, comme cela a été le cas dans l’arrêt du 11 juillet 2013[10]. En l’espèce, l’assemblée générale de la cour d’appel de Versailles avait refusé d’inscrire Mme X... sur la liste des experts judiciaires, retenant une insuffisance de la formation de la candidate « au regard des exigences de la cour et de la qualité des autres candidatures soumises à son examen, en l’absence de justification d’une formation technique à la traduction ». Une motivation qui ne tenait pas compte de la formation dont justifiait la candidate, un doctorat en études anglophones et un doctorat en droit, et de l’expérience qu’elle avait acquise par des missions de traducteur externe pour la Cour de justice de l’Union européenne et des missions de traducteur pour les juridictions françaises. La Cour de cassation a considéré que l’assemblée générale des magistrats du siège de la cour d’appel de Versailles avait commis une erreur manifeste d’appréciation.
En conclusion, il convient de souligner que la jurisprudence Peñarroja a apporté une réelle transparence quant aux décisions des cours d’appel relatives aux inscriptions des experts. De ce fait, il est fort à parier que les traducteurs interprètes, dont la candidature n’aura pas été retenue, n’hésiteront plus à former un recours devant la Cour de cassation afin de bénéficier du contrôle effectif des décisions de refus d’inscription initiale sur les listes d’experts.
Cet article a été mis en ligne le 29 août 2013. Tous droits réservés ©
[1] CJUE, 17 mars 2011, Josep Peñarroja Fa, affaires jointes C 372/09 et C 373/09, D. 2011. Actu 1023; Procédures 2011, no 170, note Nourrissat.
[2] V. par exemple l’une des dernières jurisprudence en ce sens, Cass. civ, 2e chambre, 4 juin 2009, N° de pourvoi: 09-11100.
[3] V. le rapport de la commission de réflexion sur l’expertise, rendu public le 29 avril 2011, N. FRICERO, « L’expertise judiciaire en mutation ! », JCP G 2011, n°20, p. 572.
[4] L’article 9 de la loi n° 2012-409 du 27 mars 2012 modifiant l’article 2 de la loi n°71-498 du 29 juin 1971 relative aux experts judiciaires. Précisément l’article 2 de la loi du 29 juin 1971 a été assorti d’un paragraphe IV libellé comme suit : « La décision de refus d'inscription ou de réinscription sur l'une des listes prévues au I est motivée ».
[5] Décret n° 2012-1451 du 24 décembre 2012 relatif à l'expertise et à l'instruction des affaires devant les juridictions judiciaires, JORF n°0301 du 27 décembre 2012, p. 20504.
[6] V. entre autres les arrêts de rejet de la 2e chambre civile, en date du 27 juin 2013 et du 11 juillet 2013.
[7] Cass. civ., 2e ch., 6 juin 2013, N° pourvoi 13-60024.
[8] Cass. civ., 2e ch., 6 juin 2013, N° pourvoi 12-60585.
[9] Cass. civ., 2e ch., 6 juin 2013, pourvois : N° 13-60048 et N° 13-60091.
[10] Cass. civ., 2e ch., 11 juillet 2013, N° pourvoi 13-60105.