2.- Traduction/interprétation et le droit fondamental à l’assistance linguistique
2.1. Droit à un interprète
Le CERIJE mène une partie de ses travaux de recherche sur le droit fondamental à l’assistance linguistique du citoyen allophone. Parmi les cinq catégories de citoyens étudiés, le justiciable dans les procédures pénales bénéfice d’une protection textuellement consacrée, sur le plan tant international que national. Toutefois, l’Union européenne a récemment apporté une protection supplémentaire au droit à l’assistance linguistique des justiciables[1]. La Directive 2010/64/UE,dont la transposition en France est en cours, se démarque des instruments antérieurs tels la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Statut de Rome. Elle reconnaît deux droits distincts, celui à l’interprétation et celui à la traduction, ce qui vient renforcer le contenu substantiel de chacun de ces deux droits. La directive prévoit, en outre, des mesures significatives pour que les États veillent à la qualité de l’interprétation et de la traduction dans les procédures pénales et mettent en place des mécanismes procéduraux afin d’assurer l’effectivité et l’efficacité de l’assistance linguistique[2].
Après un rappel des règles applicables, en France, au droit à un interprète durant la phase policière de la procédure pénale (A), la présentation de l’arrêt du 12 juin 2013 illustrera l’exception appliquée dans le cadre des enquêtes de flagrance (B).
A. Les règles applicables au droit à un interprète
Le code de procédure pénale fixe les conditions d’intervention de l’interprète, toutefois celles-ci ne sont pas applicables à l’enquête policière. Les articles 102 et 121 du code de procédure pénale relatifs aux auditions de témoins et aux interrogatoires et spécialement à l’assistance d’un interprète au cours de la procédure d’instruction ne sont pas applicables à l’enquête préliminaire, ni à l’enquête de flagrance[3]. À ce stade de la procédure, la mission peut être remplie par toute personne, mais également par des officiers de police judiciaire, voire par le procureur de la République[4]. C’est un point critiqué par la Commission européenne[5] et auquel pourrait pallier la Directive 2010/64/UE relative au droit à l’interprétation et à la traduction dans les procédures pénales.
Une lecture croisée des paragraphes 1 et 8 de l’article 2 de la directive 2010/64/UE devrait amener les autorités policières à recourir aux services d’un interprète qualifié dès la phase de l’enquête policière.
Le paragraphe 1 prévoit que les suspects ou les personnes poursuivies, qui ne parlent ou ne comprennent pas la langue de la procédure pénale concernée, se voient offrir sans délai l’assistance d’un interprète devant les services d’enquête et les autorités judiciaires, y compris durant les interrogatoires menés par la police, toutes les audiences et les éventuelles audiences intermédiaires requises. Le paragraphe 8 du même dispositif établit que l’interprétation doit être de qualité suffisante afin de garantir le caractère équitable de la procédure[6]. L’association des deux dispositions devrait à l’avenir faire entrer la phase de l’enquête policière dans le champ d’application des articles 102 et 121 du code de procédure pénale.
Concernant les moyens de télécommunications, les autorités de poursuite et d’enquête peuvent avoir recours à un interprète à distance conformément aux dispositions de l’article 706-71 du code de procédure pénale. Ainsi « en cas de nécessité résultant de l’impossibilité pour un interprète de se déplacer, l’assistance de l’interprète au cours d'une audition, d'un interrogatoire ou d’une confrontation peut également se faire par l’intermédiaire de moyens de télécommunications ». Ce système permet de garantir le droit fondamental à une assistance linguistique tout en présentant, toutefois, certains risques quant à l’efficacité de la communication entre l’interprète et la personne poursuivie[7]. C’est la raison pour laquelle la Cour de cassation a, par un arrêt en date du 12 mai 2010, rappelé les circonstances dans lesquelles l’article 706-71 s’applique en limitant le recours à un interprète à distance. En l’espèce, M. D. de nationalité saotoméenne et en situation irrégulière, avait été mis en garde à vue un samedi matin à 7 h 40. Afin de procéder « immédiatement » à la notification des droits exigée pour la validité de la mesure[8], les services de police avaient pris l’initiative de contacter l’interprète par téléphone, pour qu’il traduise à l’intéressé les informations. Les agents avaient justifié cette décision du fait de l’heure matinale un samedi et de l’éloignement de l’interprète qui habitait à une quinzaine de kilomètres. Sachant que la notification des droits doit être effectuée dans le délai légal de trois heures, la Cour de cassation a cassé la décision de rétention qui s’ensuivit car rien ne démontrait l’impossibilité pour l’interprète de se déplacer. En effet, le délai légal laissait le temps à l’interprète de parcourir les quinze kilomètres et, par conséquent, l’impossibilité à laquelle se réfère l’article 706-71 n’était pas prouvée[9].
Si pour la Cour de cassation, « la présence physique de l’interprète n’est pas une mesure de confort »[10], elle peut toutefois être différée dans le cadre de l’enquête de flagrance comme l’illustre l’arrêt rapporté ci-après.
B. L’exception au formalisme du droit à un interprète
L’arrêt de la chambre criminelle, du 12 juin 2013, illustre l’application de la dérogation en matière d’enquête de flagrance et établit le fait que toute personne peut faire office d’interprète, y compris un co-auteur[11]. En l’espèce, une perquisition est effectuée au domicile de M. Y dans le cadre d’une enquête de flagrance sur un trafic de stupéfiants. Sur place en fin d’après-midi, les enquêteurs trouvent M. X et M. Z affairés autour d’un véhicule situé dans le garage du pavillon objet de la perquisition. M. X déclare ne pas comprendre le français et s’adresse aux fonctionnaires de police en anglais. M. Z, son neveu, parle le français. À l’issue de la perquisition vers 23 heures, les fonctionnaires de police considèrent qu’il existe des raisons plausibles de soupçonner que M. X et M. Z sont impliqués dans le trafic de stupéfiants. N’étant pas en mesure de s’assurer du concours d’un interprète dans un délai conforme, l’officier de police judiciaire sollicite M. Z pour notifier sans tarder les droits en langue arabe à M. X. De retour dans les locaux de la police, la notification des droits pour le placement en garde à vue de M. X sera réitérée par écrit et avec le concours, cette fois, d’un interprète en langue arabe requis à cet effet. M. X soulève l’irrégularité de sa mise en garde à vue pour violation de ses droits fondamentaux, faute d’avoir bénéficié d’un interprète sur les lieux même de la perquisition. La Haute cour rejette le pourvoi au motif qu’il ne saurait être fait grief à l’officier de police judiciaire d’avoir recouru à une personne présente sur les lieux de la perquisition pour assurer la traduction, lors de la notification verbale des droits de M. X, dès lors que l’heure tardive et l’éloignement ne permettaient pas la venue rapide d’un interprète. Le recours à un interprète n’a pas été différé au-delà du temps nécessaire au transfert de la personne gardée à vue et à l’accomplissement de la formalité dans des conditions qui permettaient de s’assurer qu’elle en avait compris la portée[12]. En outre, s’agissant du recours à M. Z, placé en garde à vue un peu plus tôt que M. X, pour assurer la traduction, les dispositions de l’article 102 du code de procédure pénale ne sont pas applicables à l’enquête de flagrance et aucun texte n’exige que celui qui apporte son assistance à un officier de police judiciaire pour que la personne gardée à vue soit informée de ses droits dans une langue qu’elle comprend, ait prêté serment[13]. L’exigence de satisfaire aux droits fondamentaux dans les meilleures conditions possibles ayant été remplie, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé.
Cette décision, si elle ne surprend pas, méritait toutefois d’être rapportée pour la précision qu’elle apporte quant aux personnes susceptibles de faire office d’interprète. Nous savions, par des jurisprudences antérieures, que les officiers de police judiciaire peuvent dans le cadre de l’enquête policière intervenir comme interprète[14]. L’arrêt du 12 juin 2013 établit, pour la première fois, le fait que le co-auteur d’une infraction peut assurer les services d’interprétation pour la notification des droits d’un gardé à vue dans le cas où les circonstances ne permettent pas de requérir immédiatement un interprète à cet effet. Même si ces droits ont été de nouveau notifiés, dès l’arrivée dans les locaux de la police, par un traducteur requis à cet effet, nous pouvons nous demander si la transposition des dispositions de l’article 2, paragraphe 8 de la directive 2010/64/UE ne conduira pas à remettre en question cette jurisprudence.
Cet article a été mis en ligne le 28 août 2013. Tous droits réservés ©
[1] Il convient de citer tout d’abord, la Directive 2010/64/UE, relative au droit à l’interprétation et à la traduction dans les procédures pénales, JOUE 2010 L 280, p.1. Puis, deux autres directives récentes sont venues renforcer le droit à une assistance linguistique des justiciables : la Directive 2012/13/UE du Parlement européen et du Conseil, 22 mai 2012, relative au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales et la Directive 2012/29/UE du Parlement européen et du Conseil, 25 octobre 2012, établissant des normes minimales concernant les droits, le soutien et la protection des victimes de la criminalité et remplaçant la décision-cadre 2001/220/JAI du Conseil.
[2] Sur ce sujet, v. Sylvie Monjean-Decaudin, « L’Union européenne consacre le droit à l’assistance linguistique dans les procédures pénales », Revue Trimestrielle de Droit Européen, n° 47 (4), oct.-déc. 2011, pp. 763-781.
[3] L’article 102 relatif aux auditions de témoins et aux interrogatoires et spécialement à l'assistance de l'interprète n'est pas applicable à l'enquête préliminaire (Crim. 16 févr. 1961, Bull. crim. 104 ; Crim. 27 nov. 2001, Bull. crim. 245 ; D. 2002. IR 257 ; Dr. pénal 2002. Comm. 18, obs. J.-H. Robert), ni à l'enquête de flagrance (Crim. 13 févr. 1990 : Bull. crim. n° 73 ; RSC 1990. 804, obs. Braunschweig).
[4] J.-F. Eschylle, « L’interprète en matière pénale », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, N° 2-1992, p. 259, n° 6 ; Crim. 13 févr. 1990, Bull. crim. n° 73, Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 1990.804, obs. A. Braunschweig ; V. P. J. Doll, La réglementation de l'expertise en matière pénale. LGDJ, 1969, n° 524 et C. Parra, Traité de procédure pénale policière, Paris, 1960, p. 341, 342, 368 et s. [cité par J.F. Eschylle].
[5] Proposition de décision-cadre du Conseil relative à certains droits procéduraux accordés dans le cadre des procédures pénales dans l'Union européenne, COM/2004/328 final, du 28 avr. 2004, p. 11 : « Au cours des interrogatoires de police, un interprète qualifié n'était pas toujours présent, et il était parfois fait appel aux services de non-professionnels ayant certaines connaissances de la langue de la personne mise en cause. » ; v. Syndicat de la magistrature, L’Europe : une forteresse sécuritaire. Réflexions sur le livre vert sur les garanties procédurales dans les procédures européennes, Paris le 23 mai 2003, Disponible sur http://ec.europa.eu/justice_home/fsj/criminal/procedural/responses/27.pdf [consulté le 12/06/2009] : « ces garanties (telle que la présence à tout moment de la procédure d’un avocat, ou d’un interprète) sont encore très insuffisantes à notre sens dans notre droit, et qu’il convient de les renforcer par tous les moyens possibles. »
[6] Art. 2, §8, Directive 2010/64/UE : « L’interprétation prévue par le présent article est d’une qualité suffisante pour garantir le caractère équitable de la procédure, notamment en veillant à ce que les suspects ou les personnes poursuivies aient connaissance des faits qui leur sont reprochés et soient en mesure d’exercer leurs droits de défense. ».
[7] D’où la conclusion d’Albert Maron : « entre deux maux, il faut choisir le moindre », v. l’article de l’auteur : « Entre deux mots étrangers, il faut choisir le moindre », Revue de droit pénal, n°10, octobre 2004, comm. 150, p. 28.
[8] Art. 63-1, al. 1er CPP.
[9] Civ. 1ère., 12 mai 2010, n° 09-12.923, JurisData n° 2010-005915.
[10] A.-S. Chavent-Leclere, « La présence physique de l'interprète n'est pas une mesure de confort », Procédures, Procédure pénale, n° 7, Juillet 2010, comm. 289.
[11] V. supra.
[12] La Cour de cassation avait déjà eu l’occasion de préciser que « la notification tardive de ses droits, en raison de l’absence d'interprète, à une personne de nationalité chinoise placée en garde à vue est une cause de nullité, […] sauf s’il est caractérisé une circonstance insurmontable justifiant l’impossibilité de faire appel immédiatement à un interprète » : Civ. 2e, 24 févr. 2000 : Bull. civ. II, n° 34 ; D. 2000. IR 84
[13] Ici la Cour ne fait que reprendre sa précédente jurisprudence : Cass. crim. 26 mai 1999, Bull. crim. n° 105 ; D. 2001, Somm. 519, obs. Pradel ; Dr. pénal 1999. Comm. 237, obs. Buisson, 14
[14] V. supra note n° 4. Concernant l’arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation, 13 février 1990, N° de pourvoi: 89-86532, il a été considéré qu’a pu être valablement entendue un témoin de nationalité hongroise, s’exprimant en anglais avec l’assistance d’un gendarme faisant office d’interprète de langue anglaise. Ce gendarme a pu servir d’interprète en anglais devant les services de gendarmerie et devant le juge d’instruction pour l’audition et la confrontation de ce témoin de nationalité hongroise avec l’auteur présumé des faits.